Accueil Culture / Sport / Vie associative Concours d’écriture « Racontez-nous votre confinement » DIEU ECRIT DROIT AVEC DES LIGNES COURBES

Concours d’écriture « Racontez-nous votre confinement » DIEU ECRIT DROIT AVEC DES LIGNES COURBES

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Nous sommes mercredi, jour des enfants. Les rendez-vous se pressent habituellement sur son agenda. Elle refuse alors toute sortie la veille, s’octroyant une nuit monacale précédée d’un semblant de rangement de l’appartement. Les dossiers sortis mardi soir du tiroir sont lus et relus, certaines notes soulignées, quelques-unes ajoutées. Elle n’oubliera pas de demander à Tom si Abel, son ami de maternelle, était présent à son anniversaire mais elle ne soufflera mot à Léa car moins on parle aux fillettes au regard triste, plus elles vous écoutent. Puis Jules lui dira pour la dixième fois que son maitre l’a pris en grippe, d’où son aversion pour les dictées, l’orthographe. « Ecrire, c’est pas utile. D’abord, je serai astronaute, plus tard je m’envolerai là-haut ». La mère d’Alicia, elle, aura probablement perdu son chéquier comme la semaine dernière et celle d’avant. En baissant humblement la tête, elle se confondra alors en excuses.

Comme toujours à 7h, elle n’oubliera pas une demi-heure d’étirements des bras et des jambes pour s’assouplir le cœur, suivie d’un moment de longues respirations – une méditation à sa façon – pour ne pas se couper le souffle ou s’asphyxier face à une écriture pleine de nœuds, une chiffonnade de mots informes, une pelote d’encre emberlificotée, à l’image du petit qui, coupé trop vite de l’existence ou collé trop fort à maman, s’aveugle déjà la vie. Fin prête à 8h, elle s’offrira un thé vert earl grey avant l’arrivée de petites tornades, des Cosette aux doigts et à l’âme rongés, de divorcés se regardant en chien de faïence et se jetant des piques au-dessus de la tête de leur rejeton, d’un couple à l’écoute. Une partie gagnée alors d’avance.

            Etrangement aujourd’hui à 9h, robe de chambre sur le dos, une drôle de fatigue l’assaille. Elle hausse les épaules, regarde par la fenêtre : le marronnier se pare de verdure à ses pieds, le soleil troue soudain le ciel gris, l’allée du parc fermé se déroule silencieusement sous le regard de personne, ni même celui des chats. Seul le froissement d’un ou deux pigeons tue à tire d’aile l’étrangeté de la matinée. Une peur l’effleure, si légère qu’elle fuit par la baie vitrée entrouverte. La brise pénètre maintenant au salon. Le printemps s’installe dans l’appartement qu’il nettoie d’un je ne sais quoi, sans chasser cependant une présence qui s’insinue, une poussière, un moustique, un être informe. Pourquoi se sent-elle soudain possédée ? Sa robe de chambre se rapièce à vue de nez, des mites l’attaquent. Non, des fourmis l’agrippent alors que mille et une pattes écrivent noir sur rose une histoire à dormir debout, à se rouler par terre d’hilarité, à se shooter au cognac à 10h aujourd’hui, à se seringuer d’un alcool encore plus fort, à inspirer par le nez une poudre qui la fera roucouler de plaisir sur ses 40 mètres carrés.

            Elle se pince le bras tandis que les bestioles marquent leur territoire, tatouent son peignoir d’une empreinte aussi fine que celle d’une toile d’araignée qu’elle ne touche d’un fil, paniquée de troubler le travail en cours car alors… alors…. Elle se ressaisit, se précipite au balcon pour qu’une bolée d’air frais l’éveille de ce drôle de rêve, galope à la cuisine, s’asperge le visage d’eau froide. « Comment confiner les petites bêtes, pense-t-elle à toute allure, pour qu’elles cessent de s’exprimer sur moi ? D’ailleurs, je vais me laver tout de suite. Les enfants vont arriver. Non, ils sont bloqués à la maison. Ils vont bien, eux ? » Les mots se disputent dans sa tête avant de prendre la poudre d’escampette. Les lettres ruent dans les brancards : les o se forment à l’envers, les a tournent de travers, le d plonge en bas, le x hurle car il est en queue de peloton. Alphabet, je te hais ! crie-t-il encore plus fort. Les mots reviennent en masse et se cognent aux marges de sa mémoire qui s’émiette. Ils perdent forme, mouvement et sens. Ils s’écrasent en piétinant sur place. « Heureusement, mon Dieu, heureusement, que leurs parents ne me croisent pas à 11h ce matin !» Elle respire de nouveau à pleins poumons. Abracadabra, soulagée, elle est sur le point de tordre le cou aux pattes de mouche et de faire place nette. Sur elle, en elle, oui effacer les traces qui ne sont pas d’elle. Elle le décide : tenir les rênes, contenir le cadre, ne pas dépasser la ligne fixée ni louper la suivante, attention je chute en fin de page, ça coule sur le cahier d’écolier, zéro pointé à votre évaluation assène une grande personne. A votre avis, c’est foutu ?

Le regard d’un petit vieux de 8 ans s’impose alors que midi sonne à l’église tout près.

  • Pourquoi papa, maman, la maitresse sont toujours derrière mon dos ? Ça sent bon une écriture de cochon ?

Puis celui d’un gamin gringalet, faussement effronté, chewing gum en bouche :

  • D’abord quand je serai grand, il n’y aura plus de crayon. Mon métier plus tard ? Footballer ou archéologue. Ça s’écrit comment ?

Assise à table, emmitouflée dans sa robe de chambre imprimée de motifs rose fuchsia, chevelure hirsute, elle range ses idées dans des tiroirs bien cadenassés ; puis elle se lève, jette un coup d’œil au miroir posé sur la cheminée. Mieux vaut lui faire un pied de nez que de le griffer, elle tire la langue à son double vitreux puis se dirige vers la salle de bain. Se refaire une beauté, se laver soigneusement les mains et se maquiller les ongles d’un vernis joyeux, se peindre le cœur, surtout ne pas suivre la mode du noir et rêver à d’autres cieux. « Dieu écrit droit avec des lignes courbes », entend-elle.  Alors qu’elle fait volteface, s’impose la vision de la chapelle Sixtine : le doigt de Dieu touche celui d’Adam pour l’amener à la vie. Une force sans nom la propulse maintenant vers le balcon. Il n’y a plus d’heure, plus d’espace, plus de temps pour remonter le temps ou l’épiloguer. Une brassée d’air fait tout virevolter. Une feuille de papier tourbillonne comme un papillon blanc jusqu’au massif de violettes en bas. Des trilles s’élancent du marronnier à côté. Elle assiste à la création du monde alors que de chez sa voisine, Bach, Mozart, Haydn, una misa tango endiablée l’invitent à traverser les murs et lui soufflent de se mettre à leur diapason. 

Ecrire ce qui se passe ensuite serait emprisonner de pauvres mots dans une gangue alors qu’ils aimeraient tant se déployer en prenant tout leur temps.

Ses mains se rejoignent alors en coupe. Avant de demander à son ami Rodin de les modeler à sa façon et d’en bâtir une cathédrale, elle salue les arbres du parc fermé, les moineaux et les pigeons qui n’arrêtent pas de roucouler, les petites et grandes tailles qu’elle voit de dos s’éloigner.

Puis elle s’incline face aux géraniums.

 

Anne-Sophie Boutry

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